Conjoints violents
En 1992, j’ai été invité à offrir de la supervision clinique au responsable et animateur d’un groupe pour hommes violents dans la région de laCôte du sud. J’étais très attiré par le défi clinique qui représentait l’intervention auprès de clients non volontaires qui, non seulement étaient forcés de recevoir des services par un ordre de cour mais qui, en plus, niaient complètement avoir le problème pour lequel ils étaient là. Selon eux, ils n’étaient pas violents, c’était leur conjointe qui les mettait en colère. Je ne voulais pas rater cette occasion unique d’apprentissage qui me fournirait l’opportunité de parfaire mes compétences cliniques auprès des clients les plus résistants qui soient ; si je réussissais avec eux, je réussirais avec tous les types de clientèles récalcitrantes. J’ai convenu d’un échange avec l’animateur du groupe, je lui fournirais la supervision clinique que recommandait le conseil d’administration et il m’apprendrait l’intervention de groupe auprès des hommes violents.
Or, mon expérience d’apprentissage a été beaucoup plus importante que je ne l’aurais cru au départ ; c’est toute ma pratique qui a été remise en question. J’avais été formé à la psychothérapie, mes interventions étaient fondées sur l’alliance thérapeutique et visaient à ce que les clients fassent sens de leurs comportements à partir des expériences passées vécues dans leur famille. Or, j’ai compris assez rapidement que cette façon d’intervenir ne convenait pas du tout à cause du danger de se faire piéger par notre propension naturelle à la compréhension empathique à l’endroit des hommes qui peuvent facilement mimer les comportements attendus d’eux en thérapie individuelle.
La raison en est, comme j’ai pu m’en rendre compte assez rapidement, que la violence n’est pas d’abord un problème psychologique, mais un problème social. « Les féministes ont raison », comme j’ai dit à deux de mes collègues professeures d’orientation féministe, très curieuses de savoir comment se déroulait mon expérience. Bien sûr, j’avais pu observer que certains de ces hommes avaient des problèmes psychologiques importants, mais ces problèmes n’étaient pas la cause de leurs comportements violents ; les troubles psychologiques ne faisaient que teinter la façon dont s’exprimait leur violence.
Ensuite, étant donné que la violence est le produit d’un apprentissage social, le groupe n’était donc pas un groupe thérapeutique mais un groupe psycho - éducatif, composé debrefs exposés et d’exercices à faire à la maison entre les sessions de groupe. Je devais m’habituer à une approche qui visait à leur désapprendre ce que leur milieu social leur avait appris. Ce que nous appelions violence était naturel et normal pour eux ; par exemple être témoin de la violence contre leur mère « C’était comme ça chez nous, j’ai toujours vu ma mère se faire battre ». La violence faisait partie de la sous - culture de la masculinité, par exemple apprendre à se battre à l’école pour accroître sa crédibilité… « J’étais niaiseux à l’école, mais les gars ont cessé de rire de moi lorsquej’ai cassé la gueule au plus baveux de la gang ». Ou encore subir la violence de leur père qui ne faisait que remplir son rôle éducatif en les endurcissant pour affronter la vie ; ces hommes, travailleurs de la forêt, avaient appris à vivre à la dure. Par exemple un homme se rappelle de la première fois où il a conduit une machine pour ramasser les troncs d’arbres : « J’ai manqué ma clutch seulement une fois, j’ai mangé une volée de mon père, je m’en suis souvenu ». Je me rappelle de l’un d’entre eux qui n’était vêtu que d’un T shirt alors que la température était de moins vingt degrés celsius. J’ai eu la naïveté de lui demander s’il avait froid, il m’a répondu par la négative avec le visage impassible de quelqu’un qui a appris à être dur avec son corps.
De plus, la confrontation, c’est – à – dire la dénonciation des comportements violents, occupait une place centrale dans l’intervention, surtout en début de processus. Or, la confrontation n’était certainement pas une méthode habituelle pour moi qui cherchait surtoutà établir une compréhension empathique. Ça m’a pris un certain temps pour m’adapter à cette façon d’intervenir, peu propice à développer le lien de confiance, mais j’en ai compris rapidement la pertinence.
Mon expérience clinique m’avait amené à ne pas avoir peur de la violence des psychotiques, sauf en quelques occasions, par contre il m’arrivaitde ressentir de la peur face à certains de ces hommes. Parfois « je me sentais petit dans mes culottes » devant ces hommes qui avaient appris la violence et pour qui l’intimidation constituait le mode habituel d’entrer en relation. Mais nous, les animateurs, ne pouvions nous soustraire à notre obligation de les confronter malgré notre peur, ce qui nous a valu leur respect car ils sentaient très bien que nous avions peur.
Lorsqu’est venu mon tour d’assumer l’animation d’un groupe, j’ai obtenu du conseil d’administration la permission d’impliquer une jeune étudiante en psychologie comme co – animatrice, ce qu’ils ont accepté après plusieurs hésitations. L’expérience a été très difficile pour elle ainsi, lorsqu’elle est arrivée pour le premier groupe, un des hommes lui a demandé si elle était la secrétaire, lorsqu’elle a répondu qu’elle serait la co - animatrice, il a répondu : « Si je l’avais su, je ne serais pas venu ». Lors d’un des premiers groupes, elle a essayé de donner son opinion, mais aucun homme n’en a tenu compte, elle m’a dit : « Je me suis sentie complètement ignorée, comme si je n’existais pas, comme si j’étais une chaise » . Je lui ai fait la suggestion de débuter le groupe suivant en partageant avec eux comment elle s’était sentie ; son intervention a eu un impact considérable car les hommes l’ont écoutée avec beaucoup d’attention. Elle avait modelé ce que nous attendions d’eux, c’est – à – dire ressentir les sentiments et les exprimer au lieu de les agir impulsivement par la violence.
Plusieurs hommes avaient appris à remplacer leurs comportements violents par l’expression de leurs sentiments, mais, même s’ils avaient cessé leur violence physique, rien n’était réglé pour autant car ils continuaient à avoir une relation contrôlante. En effet, nous leur avions appris à raffiner leurs techniques de contrôle car ils avaient maîtrisé l’art d’utiliser l’expression de leurs sentiments pour mieux dominer leur conjointe.
Ces résultats décevants ont été confirmés par quelques experts (es) qui m'ont partagé leur impuissance car, en cas de violence psychologique, on ne peut faire intervenir la police. Ce bilan plutôt négatif m’a amené à pousser plus loin et expérimenter une autre forme d’intervention, soit l’intervention conjugale de groupe. Or, l’intervention conjugale était fortement déconseillée à l’époque, pour ne pas dire carrément proscrite. La raison en était que les intervenantes, en maison d’hébergement pour femmes battues, avaient fait trop souvent le constat que les comportements de violence s’étaient aggravés suite à une entrevue conjugale dans un service de première ligne. Pourtant le couple est le lieu où s’exerce le contrôle et la violence ; il est donc plus efficace d’intervenir à ce niveau, à la condition que l’homme violent ait cessé sa violence et en ait assumé la pleine responsabilité. Pour être admis à participer au groupe conjugal avec leur conjointe, les hommes devaient avoir complété au moins une série de quinze rencontres et avoir cessé leur violence sinon ils devaient refaire une autre série de rencontres de groupe pour hommes.
La co – animation par une femme m’apparaissait une condition incontournable, ce qui s’est avéré une expérience d’apprentissage non seulement pour les hommes et leur conjointe, mais surtout pour l’étudiante en psychologie et moi. Il faut savoir qu’il n’existait rien dans la littérature pour nous guider, nous avons donc dû explorer et inventer de toutes pièces et ce, sous le regard méfiant et sceptique des ressources en violence conjugale. J’ai expliqué clairement aux hommes que, même s’ils avaient cessé leurs comportements violents, ils continuaient à exercer le contrôle. L’objectif du groupe était de « donner une place égale à vos femmes » et que les co –animateurs prendraient partie à 100% pour leurs conjointes, tant que cet objectif ne serait pas atteint. Malgré leurs protestations à l’effet que ce n’était « pas juste «, nous avons clairement indiqué que c’était la règle. Avec le recul je me suis rendu compte que j’avais résolu, sans trop m’en rendre compte, le conflit qui existait à l’époque entre l’approche féministe et l’approche systémique. L’approche féministe était indispensable tant que les hommes ne s’étaient pas responsabilisés par rapport à leur violence et n’avaient pas cessé leur contrôle. L’approche systémique ne pouvait s’appliquer qu’en une deuxième étape, une fois établie une certaine égalité dans les rapports.
Nous avons pu obtenir un certain succès avec ce groupe car nous avons ciblé la violence psychologique qui avait remplacé la violence physique. Je crois que la raison principale en a été le type de rapport qui s’est établi ente la co - animatrice et moi. D’abord, nous avons rapidement fait le constat que notre comportement envoyait un message contraire à l’objectif visé, en effet moi le senior je parlais beaucoup plus souvent que la jeune étudiante. Nous avons décidé qu’elle animerait le groupe et que je ne jouerais qu’un rôle de soutien. Puis, nous avons eu des désaccords sur la façon d’intervenir, particulièrement auprès des femmes. Par exemple je me souviens avoir confronté une femme à qui nous avions demandé de parler à son mari. Elle se tenait surtout les yeux baissés et, lorsqu’elle le regardait, semblait lui demander la permission pour dire ce qu’elle disait. Je lui avais dit « Tu n’a pas besoin de lui demander la permission « La co – animatrice s’est approchée de la femme et m’a confronté à son tour : « D’après ce que tu lui dis, c’est encore de sa faute, le cœur lui débat, c’est très dur pour elle «. Les hommes ont été très étonnés de voir que, non seulement elle se permettait de s’opposer ouvertement à moi, mais que j’accueillais et acceptais son opinion. Pour eux, qui ne savaient pas faire la différence entre la violence, la colère ou l’opposition, c’était une expérience tout à fait nouvelle que de voir deux personnes qui, malgré leur grande affinité et complicité, pouvaient avoir des opinions contraires ; surtout une jeune femme et son senior.
Ma plus grande déception a été de ne pouvoir répéter l’expérience dans un autre contexte, comme dans une maison de femmes. Je crois qu’il serait peut – être temps de réviser la conception selon laquelle il faille séparer les hommes des femmes en violence conjugale. Le Domestic violence unit de Mc Gill, que nous avions visité avant de faire notre projet, tient des groupes pour hommes et pour femmes, ce qui semble donner des résultats positifs.