Une carrière ratée ?
(Révisé printemps 2014)
En même temps que je commençais ma carrière de professeur universitaire, j’avais une petite pratique privée à temps partiel. Je suivais en psychothérapie des psychotiques, comme me l’avaient enseigné mes superviseurs à Cedars Sinai, mais aucun psychologue n’avait ce type de pratique à Québec. J’avais été très bien entraîné pour le faire et une certaine proportion de personnes, qui ont des problèmes sévères et persistants en santé mentale, peuvent profiter de la psychothérapie, dans la mesure où ils ont des capacités d’introspection et d’insight. Je recevais parfois des demandes d’aide de la part de mes collègues aux prises avec un de leurs clients qui avait fait une décompensation psychotique. Mais j’arrivais trop tard car la symptomatologie, trop intense, rendait l’hospitalisation nécessaire. Je me suis rendu compte que ces épisodes de décompensation étaient souvent déclenchés par des approches thérapeutiques qui n’étaient pas appropriées pour cette clientèle. Ces méthodes, d’ailleurs importées de Californie, avaient comme objectif de provoquer une catharsis émotive. Elles pouvaient être efficaces pour des clients qui avaient la capacité de ressentir et d’exprimer leurs émotions, sans les agir de façon impulsive. Les capacités des schizophrènes sont limitées à ce niveau, et la frontière entre la réalité et le monde de la fantaisie n’est pas très solide.
Mais la psychothérapie ne peut se faire en isolation d’autres interventions de réadaptation car la tâche s’avère beaucoup trop ardue pour le psychothérapeute. C’est ce qui m’a amené à développer des projets communautaires en psychiatrie, lesquels ciblaient mes clients et d’autres personnes souffrant de problèmes sévères et persistants en santé mentale.
J’ai toujours cherché à associer mes étudiants aux projets que je développais dans la communauté. Quelques années après mon retour de Californie, m’est venue l’idée de donner leurs numéros de téléphone à chacun des clients que je suivais en thérapie, surtout des psychotiques, leur disant qu’ils pouvaient se rencontrer s’ils en avaient le goût ; j’avais également mis quelques étudiants en psychologie dans le coup. L’Atelier (1976 - 1977) est né de ces interactions, il s’agissait d’un endroit où l’on pouvait pratiquer des activités artistiques, comme l’écriture et le dessin. Puis l’Atelier est devenu la Chaumine ; un lieu de rencontre où des postes de responsabilité importants, dont la direction de l’organisme, ont été donnés aux personnes qui souffraient de troubles sévères en santé mentale. C’est assez novateur pour l’époque car la notion d’appropriation du pouvoir ( empowerment), n’était pas à la mode comme elle l’est maintenant.
Cela pouvait donner lieu à des situations, perçues comme cocasses ou dramatiques, selon le point de vue dans lequel on se plaçait. Lors des réunions, la parole des schizophrènes n’était pas toujours adaptée au formalisme des ordres du jour. Ils pouvaient interrompre une discussion par des propos à saveur philosophique ou ésotérique, sinon carrément délirants. Je me souviens avoir vu passer un cendrier à deux pouces de la tête du président du conseil d’administration car une des personnes le prenaient pour le démon. C’était « rock and roll » et pas toujours reposant, mais c’était le prix à payer pour mettre en application mes valeurs profondes en ce qui concerne l’importance de créer un espace de parole et de pouvoir aux malades mentaux.
Une consultation sur la toile internet me fait constater que Le Relais La Chaumine existe encore, après trente six ans avec sensiblement la même mission.
J’ai aussi impliqué des étudiants dans un autre projet qui consistait à mettre sur pied des interventions de crise, lors d’épisodes de décompensation psychotique. Ces interventions, organisées de façon informelle dans le quartier, se voulaient une alternative à l'hospitalisation. Une équipe se mobilisait rapidement autour de la personne en décompensation psychotique. L'intervention de crise se déroulait au domicile de la personne et il y avait présence continue, vingt quatre heures sur vingt quatre, pendant les deux ou trois jours que durait la crise ; avec une équipe composée d’aidants naturels, d’étudiants en psychologie, de citoyens et parfois de personnes avec des troubles sévères de santé mentale L'équipe était structurée de façon pyramidale, j’étais celui qui procurait le soutien à la personne pivot qui assumait la responsabilité de l'intervention, laquelle à son tour apportait le soutien aux autres personnes. L'expérience, procurée dans leur milieu de vie, d'un soutien informel et chaleureux de personnes, très acceptantes face au monde du délire et des hallucinations, a été vécue de façon très positive par la plupart des personnes en crise. Les impacts positifs de ces interventions ont été de développer chez les personnes, d’abord la capacité de voir venir les signes annonciateurs et ensuite de contacter les amis, lors des épisodes de crise ultérieurs. Des interventions de crise ont aussi eu lieu dans le cadre la clinique Coupe circuit, dont je parle plus bas.
Aurais - je manqué ma carrière de psychologue ?
Certains de mes collègues psychologues jugeaient de façon très négative le fait que je sois sorti du bureau privé pour intervenir auprès des psychotiques dans leur milieu de vie. Ils portaient un regard désapprobateur sur mes activités et se demandaient pourquoi je ne me contentais pas de faire du bureau privé au lieu de me compliquer la vie. Je vivais beaucoup d’isolement sous le regard un peu condescendant des collègues. «Au lieu de courir sur la rue avec tes fous, pourquoi tu ne t’ouvres pas un bureau de pratique privée ? » m’avait dit un collègue. Un autre, mettant en doute ma santé mentale, m’avait dit que mes fous déteignaient sur moi.
En 1979, j’ai donné un coup de main à un collègue pour qu’il fonde une petite clinique populaire de quartier, située à la Basse - Ville de Québec. Je me souviendrai toujours de ce qu’il m’avait répondu lorsque je m’étais plaint des difficultés que me faisaient vivre mes patients en thérapie et dans la petite association que j’avais fondée. Il m’a dit « Jérôme, on devrait t’ériger une statue ». Je me suis tout suite reconnu dans cette image grandiose et ridicule du héros figé à tout jamais dans une attitude tragique et solitaire. Puis il m’a entouré les épaules de son bras en me disant « Viens je vais te donner un coup de main ». Ca été mon chemin de Damas, j’ai découvert la solidarité et l’entraide qui deviendra une de mes valeurs les plus profondes.
Le nom de la clinique avait été trouvé par un citoyen du quartier, membre du Conseil d'Administration. Il considérait que l’objectif de la clinique était de "couper le circuit" qui amenait les psychiatrisés à se faire réhospitaliser en psychiatrie; à l'époque plus de 75 % de admissions au CH Robert Giffard étaient des réadmissions. Influencés par la lecture des écrits de Basaglia, nous voulions participer au mouvement d'antipsychiatrie et combattre l'institution totalitaire qu'était l'asile psychiatrique. Inspirée par l'expérience de la Gerbe en Belgique, la caractéristique principale de la clinique Coupe Circuit était sa volonté de combler le fossé avec la communauté par une démarche d'enracinement et d'appartenance au quartier. Ce principe s'appliquait de façon assez radicale, puisque les intervenants devaient demeurer dans la même communauté que ses usagers et partager leurs conditions de vie. En effet, pour faire partie du noyau d'intervenants appelé le collectif, il fallait demeurer à la Basse - Ville de Québec et vivre les mêmes conditions économiques que les usagers de Coupe-Circuit qui étaient, pour la plupart, bénéficiaires de l'aide sociale. Ils devaient également s'impliquer comme membre du Conseil d'administration d'une des associations du quartier.
C'était l'époque des communes et, même si j’ai été fort tenté de participer à cette expérience et de faire une démarche à la St - François d'Assise, j’ai choisi de ne pas le faire. Etant la seule personne avec un poste, mon salaire serait devenu la source de revenus pour tous. Quoique étant le seul professionnel expérimenté, j’ai du me désister de l'équipe pour devenir un superviseur clinique externe ; mes qualifications professionnelles ne m’accordaient pas de statut particulier au sein de l’équipe d’intervenants.
L'équipe d'intervenants était composée d'aidants naturels, résidents du quartier, et leurs interventions se démarquaient du modèle d'entrevue individuelle, en incluant d'autres personnes dès la première rencontre. Lors de la première rencontre, la personne en demande d'aide devait être accompagnée soit d'une ou deux personnes de son réseau social, soit debénévoles de Coupe Circuit ou des associations du quartier. Les premières publications sur le "Training in community living" (Stein et Test) nous ont également influencés dans la façon de faire le suivi communautaire des personnes psychiatrisées.
Les aidants naturels qui s'impliquaient bénévolement, avaient un seuil de tolérance très bas face à la non mobilisation des personnes en besoin d'aide. En effet, ils exigeaient des personnes qu'elles démontrent rapidement leur volonté de s'impliquer activement dans la résolution des difficultés; sinon les interventions cessaient.
Il a été impossible de garder ouverte la clinique Coupe-circuit, tout en maintenant son caractère alternatif, car nous avons réalisé que nous étions devenus, malgré nous et à notre insu, une des composantes du système de la santé et des services sociaux qui nous considérait alors comme une des parties de leur réseau, sans nous en avoir avertis. En effet la majorité de nos références provenaient du CLSC, voisin, alors que nous aurions souhaité qu'elles nous parviennent de la communauté. Nous avons décidé de fermer la clinique, après moins de trois ans de fonctionnement et avons choisi d'essayer d'amener le changement de pratique au moyen la formation des intervenants des établissements publics. Le premier établissement à nous recruter a été le CLSC Basse – ville, concurrent et voisin de porte, qui avait contribué à la fermeture de Coupe - circuit.
Un détour en périnatalité
Peu de temps après la fermeture de Coupe circuit, j’ai quitté le champ de la psychiatrie pour m’impliquer en périnatalité, en collaboration avec une infirmière, spécialisée en périnatalité. Il s’agissait d’un projet – démonstration dont l’objectif principal était de modifier la pratique infirmière en périnatalité de telle sorte que les infirmières aient recours à l’aide naturelle dans leurs interventions. Au départ, les subventionnaires s’étaient montrés plutôt réticents à nous accorder les ressources nécessaires pour réaliser notre projet, à cause du manque de méthode spécifique. Ils exigeaient que je produise un ensemble de stratégies formalisées avec des étapes spécifiques pour opérationnaliser le recours à l’aide naturelle. Je n’arrivais pas à les convaincre, qu’étant donné qu’il s’agissait d’une nouvelle approche, il fallait explorer et se laisser la possibilité de se réajuster. Finalement j’ai cédé et nous avons pu débuter le projet mais j’avais pris la précaution de prévenir la formatrice qu’elle ne devait pas appliquer la méthode mais se fier à ses connaissances et à sa créativité. D’ailleurs cette formatrice était une non - professionnelle mais avait beaucoup d’expérience pratique comme directrice d’un organisme communautaire dont l’objectif était de prévenir la dépression post – partum. C’est un des aspects novateurs de ce projet que des professionnelles soient formées par une non - professionnelle. Elle passait d’un monde où elle était rémunérée au salaire minimum, à un monde où elle jouissait d’excellentes conditions financières. Nous avons développé une grille d’analyse de réseau social des clientes et avons formé les infirmières à l’utiliser de façon appropriée. Les résultats de ce projet ont été plutôt mitigés, l’obstacle principal à la modification de pratique étant la tradition de prise en charge où l’infirmière conserve la responsabilité.
Lors de la deuxième année du projet j’ai remis la direction du projet à ma collègue car j’estimais d’une part, que comme spécialiste de la périnatalité elle possédait toutes les compétences alors que je n’en possédais aucune. D’autre part elle avait démontré une maîtrise parfaite de la notion de réseau social et avait contribué de façon majeure à la construction de la grille. Je me sentais d’ailleurs plutôt inconfortable en tant qu’homme dans un domaine typiquement féminin, à une époque où le mouvement féministe était en plein essor; on se plaisait à dire alors qu’il suffisait qu’il n’y ait qu’un seul homme pour qu’il occupe tout l’espace de parole. C’est exactement la situation que j’ai vécue comme conférencier lors d’une présentation de notre projet devant une salle remplie de femmes ; je crois qu’il n’y avait qu’un seul autre homme dans la salle. Mon mal à l’aise est devenu tellement insupportable que j’ai passé très rapidement la parole à ma collègue escamotant ce que j’avais à dire. Elle en avait été très surprise et j’ai du lui expliquer après coup les raisons de mon comportement.
Ce projet m’a permis de mettre au point une grille d’évaluation du réseau social, qui a servi de soutien aux interventions de réseaux. Le projet a aussi été un point de départ pour des activités de formation car, suite au projet, ma collègue et moi avons été subventionnés pour donner de la formation en interventions de réseau aux infirmières en périnatalité. Plusieurs projets de formation se sont succédés au fil des années contribuant ainsi à enrichir approfondir mes connaissances, non seulement au niveau des grilles d’évaluation, mais aussi des stratégies d’interventions de réseaux, pour toutes les clientèles. Par exemple, au travers de mes formations en CLSC, j’ai conçu une échelle d’analyse du réseau social pour les personnes âgées et proposé un modèle d’intervention (cf Texte Case management avec personnes âgées).
La plupart des gens associent les réseau social à la famille, mais le contenu de mes formations en interventions de réseau couvrait un champ assez large, incluant la famille proche, la famille étendue, les amis, les collègues de travail, l’entraide formelle et informelle, la collaboration avec les associations et l’aide de voisinage (cf Texte Réseaux sociaux).
Dix ans plus tard, je reviendrai à la psychiatrie en obtenant une subvention importante de Santé Bien Etre Canada pour un projet visant la réinsertion sociale des malades mentaux.
1982 Guay, J. Le réseau social de l'ex-patient psychiatrique, Revue québécoise de psychologie, vol. 2, no 3 (spécial, 1982).