Le Projet
En 1989, un évènement très important allait faire prendre un tournant majeur à ma carrière, j’ai obtenu une subvention de Santé Bien Etre Canada pour réaliser un projet - démonstration qui m’a fait revenir au domaine de la réadaptation psychiatrique, après dix ans d’intervalle. Certains collègues universitaires étaient très étonnés que j’obtienne une subvention aussi importante, d’autant plus qu’elle m’était attribuée personnellement, car je n’avais pas du tout le profil du chercheur. Ce sont mes écrits sur mes expériences qui avaient stimulé l’intérêt des subventionnaires à m’encourager à poursuivre dans la même voie.
J'avais pu analyser et visiter des agences de service social britanniques de quartier ou de village, très décentralisées, qui répondaient aux besoins de proximité des résidents de la communauté, surtout les personnes âgées (Cf la chronique "Angleterre"). J’avais été très intéressé par le fait que les intervenants sociaux s’installaient là où vivait leur clientèle; les services, et la façon de les rendre, étaient influencés par les caractéristiques des communauté locales.
J’ai décidé d’adapter aux malades mentaux, cette approche, qui avait été d’abord conçue pour les personnes âgées. Mon projet « Parrainage social et entraide de quartier » a été réalisé sur le territoire du CLSC Haute –Ville, pour une durée de deux années et demie, (1989 - 1992). Son objectif principal était d’associer les citoyens au processus d’insertion sociale des malades mentaux.
La run de lait
Dans quelques patchwork schemes, les membres du personnel vivaient dans le quartier ou le village, comme c’était le cas à Coupe circuit ; ils étaient déjà connus de la population. Dans le cas contraire, les intervenants devaient se faire connaître des résidents du quartier ou du village en sortant de leur bureau et en se rendant visibles et accessibles.
La stratégie que nous avons utilisée a été d'effectuer des tournées quotidiennes dans le quartier, pour rendre les praticiens visibles et identifiés comme des personnes facilement accessibles et à qui on peut faire appel en cas de nécessité ; ils devaient devenir des personnages aussi familiers que le postier qui distribue le courrier. Les deux praticiens, qui avaient été recrutés pour le projet - démonstration, ont donc passé plusieurs mois au début à faire la tournée du quartier St Jean Baptiste à Québec. Les intervenants des projets subséquents, ont appelé cette première phase « La run de lait ». Lors de leurs tournées quotidiennes ils ont cherché à établir des liens avec les citoyens qui, par le type de travail qu'ils exercent, sont régulièrement en contact avec de nombreux citoyens. Nous avons appelé ces citoyens les personnes - pivots, c'est-à-dire des serveurs, des propriétaires de petites épiceries, des concierges, des préposés de lavomats.. etc. L’équipe avait choisi le quartier St Jean Baptiste comme lieu d’expérimentation à cause de son haut niveau d’acceptationface à la marginalité et à la maladie mentale. Ces tournées ont permis de prendre le pouls du quartier de façon différenciée en identifiant là où la qualité d’accueil était la plus grande.
« Vous prenez votre café avec deux laits, comme d’habitude, monsieur ? »
Cette petite phrase toute simple, qui peut sembler banale à première vue, avait été prononcée par une serveuse d’un comptoir lunch, où plusieurs ex patients psychiatriques allaient prendre leur café, en fin d’avant midi. Le monsieur à qui elle s’adressait se parlait seul, parfois à haute voix, parce – qu’il était torturé par ses démons intérieurs. Cette phrase faisait en sorte que la personne se sentait traitée avec respect, non pas comme un malade mais comme une personne qui est accueillie chaleureusement et reconnue dans son individualité, avec ses goûts particuliers. Nous avons été très impressionnés, lors de nos tournées, par ces petits gestes posés par des citoyens ordinaires qui nous rendaient heureux d’appartenir à la même espèce humaine.
Nous avons bien sûr aussi vu le contraire, des personnes dont l’agressivité était nourrie par leurs préjugés ; d'ailleurs les ex patients psychiatriques évitaient ces lieux où elles se sentaient mal accueillies.
Nous avons également fréquenté les lieux où se tenaient les personnes pouvant souffrir de problèmes sérieux en santé mentale, comme les mails, les refuges, les soupes populaires etc.. Lorsque nous nous sommes présentés pour la première fois, à la soupe populaire la religieuse, femme au caractère bien trempé, nous a apostrophés étonnée qu’elle était de nous voir dans la file d’attente. Elle nous a autorisés à entrer, après que nous ayons expliqué les objectifs de notre projet. »Je suis d’accord avec votre projet » nous a t’elle dit, nous avions passé le test car, « Vous ne vous habillez pas en pauvre et vous faites la filée comme tout le monde »
Nous faisions aussi des visites aux associations de quartier comme la Maison Revivre fondée par une dame qui, comme la religieuse de « L’œuvre de la soupe » était une véritable force de la nature. Elle était très fière de dire qu’elle ne recevait aucune subvention, vivant seulement des dons privés, pourtant la maison était d’une propreté impeccable, comme avait constaté un gestionnaire de la régie. Il lui arrivait de dire aux usagers « Tenez - vous le dos droit ! Soyez fiers de vous autres ». Ayant entendu dire que des intervenants du CLSC lui reprochaient de créer la dépendance chez les usagers elle avait répliqué « Dépendance, dépendance, qu’est ce que ça peut bien faire d’être dépendant quand tu n’as rien eu dans la vie ! »
Parmi ces citoyens, il a été possible d'identifier des aidants naturels, c'est-à-dire des personnes qui avaient beaucoup d'habiletés naturelles en psychologie et avaient le goût de s'investir personnellement auprès de personnes qui souffrent de problèmes sérieux en santé mentale. La préposée du lavomat, qui vendait le savon et entretenait les machines, s’est révélée être une aidante naturelle hors pair; elle comprenait instinctivement la source de ladétresse des personnes et intervenait avec son gros bon sens.
Elle était tellement « naturelle » qu’elle était absolument incapable d’expliquer ce qu’elle faisait; lorsque les gens le lui demandaient elle répondait « Je vends du savon ». Lorsque je l’ai invitée à un de mes cours, je l’ai aperçue discutant avec des étudiants lors de la pause. Je me suis approché, curieux de savoir si elle avait pu trouver des mots pour définir ses interventions; mais elle expliquait aux étudiants comment plier des draps contour.
Dans un projet de ce genre, il n’y a pas de bureau ; le bureau se retrouve dans tous les lieux de la communauté. En ce sens, le Lavoir du quartier est devenu un lieu très important d’interventions au début du projet et nous l’appelions notre bureau et nous y invitions les personnes qui s’étaient montrées intéressées par notre projet. Je me souviens d’une scène assez incongrue où une délégation de fonctionnaires de la Régie, qui désiraient mieux connaitre le projet, étaient entrés dans le lavoir au grand étonnement des gens qui venaient y faire leur lessive. Mais, une fois leur visite terminée, ils ont décliné notre invitation de venir luncher avec nous à la soupe populaire.
Des interventions proactives
En tant que responsable du projet, j’étais aussi coordonnateur des équipes de Santé mentale du CLSC. J'ai reçu un jour une demande d'aide de la part d'un propriétaire – résident d'une maison de chambres accompagné d'un de ses chambreurs en état de crise. Le propriétaire était très agressif parce - qu'excédé par les nombreuses difficultés qu'il éprouvait à obtenir de l'aide. Lorsque la réceptionniste lui a demandé d’attendre il a dit « Partout où je suis allé ce matin on me dit d’attendre, je suis écœuré je n’attends pas ! » Il exigeait qu'on le reçoive tout de suite et n'était pas d'humeur à accepter quelque délai que ce soit. Quant au chambreur, il réclamait à grands cris qu'on appelle l'ambassadeur du Canada, et il n'était pas possible d'établir le contact avec lui et, pour reprendre l'expression du propriétaire; "n'était pas parlable". Le propriétaire, après avoir demandé « Pourquoi vous gardez pas vos crisses de fous à l’hôpital ? », me décrit les nombreux méfaits de ce chambreur qui avait sectionné tous les fils électriques de la maison et avait mis la fournaise hors d'usage car, selon lui, c'était une bombe nucléaire sur le point d'exploser. La situation d'urgence et l'état détérioré de cette personne ne me laissaient guère d'autre choix que de prendre les mesures nécessaires pour procéder rapidementà l'hospitalisation, ce que j’ai fait. C'est ce qu'on appelle une intervention réactive c'est-à-dire que l'intervention est prédéterminée et prévisible, comme si on avait poussé sur un bouton.
En réponse à mes questions, le propriétaire, devenu plus calme, m’a expliqué que la situation s’était graduellement détériorée depuis une semaine et qu’elle avait été déclenchée par une rupture avec sa femme. Je lui dis qu’à l’avenir il devrait m’appeler dès le premier jour si une situation analogue venait à se reproduire ; les intervenants, facilement rejoignables, pourraient intervenir très rapidement ; c’est l’approche pro active. À cause de leur présence dans le milieu, les intervenants sont mis au courant des situations problématiques, au tout début avant qu’elles ne dégénèrent ; la situation de crise est plus légère, donc plus facile à gérer, et les gens de l’entourage peuvent donner un coup de mains car ils ne sont pas encore débordés.
Les citoyens sont aussi nos clients
Dans un projet, qui n’est pas centré sur le client identifié (client centered) comme le nôtre, la communauté est notre cible (community centered) ; c’est à dire que les citoyens sont nos clients. Notre équipe partageait une valeur de base ; les citoyens ont besoin de notre soutien et ils y ont droit. Même si nous leur demandions de collaborer avec nous, ils n’avaient pas à faire notre travail d’autant plus qu’ils payaient notre salaire avec leurs taxes. J’avais prévenu mon équipe qu’il fallait d’abord rendre un service aux citoyens avant de leur demander de participer à notre projet. Au début ils étaient méfiants mais, comme prévu, les premières demandes d'aide qui nous ont été adressées consistaient en des interventions de crise ou d'urgence auprès d'individus se comportant de façon menaçante qui provoquaient l'inquiétude des citoyens avec lesquels nous avions établi contact. Nous sommes intervenus très rapidement ce qui nous a graduellement gagné leur confiance.
Au centre ville, les interventions de crise avaient pour cible une clientèle très difficile qui reflétait les nouvelles réalités urbaines. Ces personnes souffraient de problématiques multiples, étaient poly - toxicomanes, plusieurs étaient sans logis et quelques-unes avaient des comportements violents. Elles étaient souvent définies comme résistantes au traitement, c'est-à-dire, qu'elles cessaient de prendre leur médication, fréquentaient régulièrement les urgences, mais signaient leur sortie de l'hôpital contre avis médical. La plupart d'entre elles recevaient des prestations d'assistance sociale, étaient sans réseau significatif sauf avec des personnes qui étaient dans la même situation qu'elles.
Chaque fois que possible, les agents de quartier ont essayé de profiter de certaines de ces interventions de crise pour atteindre les objectifs spécifiques du projet en jouant par exemple, un rôle de conciliateurs entre les citoyens et les psychiatrisés.
Voici quelques exemples où les intervenants sont intervenus à la demande des citoyens:
- Quelqu’un qui insiste pour réciter sa poésie au dépanneur et devient très enragé lorsque la personne cesse d’écouter parce qu’elle doit servir des clients.
- La personne qui crie la nuit parce qu'il appelle dieu et réveille les gens
- Un autre seprend pour le soleil et nous sommes des lézards qu’il doit écraser
- Un locataire en crise qui brise les meubles de sa chambre
- Des disputes qui se transforment en batailles dans une maison de chambres
Les intervenants, recrutés pour le projet, ont réussi à corriger la situation soit en calmant la personne en la retirant du contexte, soit en servant de médiateur. Le soutien au citoyen était présent dans toutes ces interventions ; le projet disposait d’une petite caisse qui permettait par exemple de dédommager les propriétaires en cas de bris non couvert par les assurances.
Une collaboration s'est donc développée entre l’équipe et des aidants naturels qui, en échange pour les interventions de crise, ont accepté de s'impliquer dans le projet. Certains de ces aidants naturels, qui étaient aussi des leaders informels dans la communauté, sont devenus des collaborateurs actifs.
Trop souvent, en début de projet, c’est l’hospitalisation qui a réglé le problème. Nous avons été confrontés à ce sujet par une chercheure, membre de notre comité scientifique, provoquant une profonde remise en question qui nous a permis de réorienter le projet. À partir de ce moment, l’intervention de crise a été utilisée comme porte d’entrée pour connaître et s'intégrer dans un milieu et ainsi rejoindre nos objectifs de dynamiser les capacités d'entraide qui y existent en concertant les gens et faire en sorte qu'ils se solidarisent face à une situation problématique.
Tolérance à l’imprévu
Un projet démonstration est comme une aventure dans laquelle on plonge, avec comme point de départ un objectif qui nous amène à inventer les méthodes et stratégies pour l’atteindre. Il y a beaucoup d’inconnu car nous ne connaissons pas à l’avance ni les obstacles qui vont nous rendre difficile l’atteinte de l’objectif, ni les façons que nous allons trouver pour les surmonter. Une intervention dans un gros édifice à logements l’illustre très bien.
Une dame a demandé une consultation, parce qu’elle se disait surveillée par ses voisins d’en haut au moyen d'appareils enregistreurs et de caméras T.V. camouflés dans son plafond. Elle se plaignait d’en être réduite à manger et à prendre son bain dans le noir. La demande d’aide qu’elle me faisait était très précise et elle s’attendait à ce que je l’exécute, sans discussion ni négociation ; soit de contacter un poste de police spécifique pour leur transmettre sa plainte.
Je me suis dit que c’était là une belle occasion pour faire une intervention de réseau ; j’en ai parlé à mon équipe qui avait très hâte de me voir en action car on voulait apprendre à faire l’intervention de réseau. Je leur ai répondu qu’ils pourraient être déçus car je n’avais aucune idée de comment j’allais procéder.
J’ai contacté le concierge de ce gros édifice à logements ; il m’a aidé à organiser une rencontre. Nous avons réuni les voisins de palier, ceux d’en haut et ceux d'en dessous dans le bureau du concierge qui avait tenté tant bien que mal d'arbitrer les disputes, la personne en question n'a pas voulu assister même si elle y avait été convoquée.
Dès le point de départ la femme du dessus nous a prévenus que son mari « était pris du cœur » et qu’il ne fallait pas trop le stresser ; on pouvait constater qu’il rougissait facilement lors de la discussion. Ils avaient reçu une lettre d'avocat les priant "de cesser d'harceler ma cliente" et nous ont raconté que leur vie était devenue insupportable. Le concierge, constatant qu’il avait empiré la situation malgré lui en transmettant les lettres d’avocats et autres messages, leur dit que dorénavant il servirait de tampon et empêcherait les contacts avec la dame. Les voisins de palier, émus par l’expérience des voisins du dessus, exprimaient beaucoup d’agressivité envers la dame et avaient envie de la confronter. Le voisin du dessous s’interpose alors et leur dit : « Vous ne savez ce que c’est que d’être victime de délire de persécution ? ». J’étais estomaqué d’entendre cet homme exprimer une telle empathie et d’apprendre qu’il entretenait d’excellents rapports avec elle et qu'elle lui cuisinait des confitures. Il a offert de servir de médiateur auprès de la dame pour faire cesser lesconflits. Nous (incluant le concierge) de cette hisoire n’avons plus jamais entendu parler.
En somme cette intervention a été une succession d’évènements inattendus auxquels il a fallu réagir à mesure qu’ils se produisaient. Et, comme j’ai dit à mon équipe, il est impossible de concevoir et d’appliquer une méthode d’intervention qui ne sert souvent qu’à nous rassurer devant l’inconnu. Il faut développer une attitude de tolérance face à l’impromptu et savoir retomber rapidement sur ses pieds ; l’avantage d’une telle façon d’intervenir est qu’elle stimule la créativité.
C’est exactement la même chose pour le projet démonstration, par exemple il n’était pas prévu, dans le plan d’interventions, que je serais pris en otage.
Pris en otage
J’ai été pris en otage par des personnes qui se sont mises à fréquenter un lieu de rencontre que nous avions été amenés à ouvrir, parce que la co – habitation de notre clientèle avec celle du CLSC était trop difficile. La clientèle marginale effrayait le personnel du CLSC et la clientèle habituelle du CLSC se disait également craintive et hésitait à revenir y demander des services. Ensuite des citoyens nous l’avaient demandé ; ils disaient que le quartier ne disposait d’aucun endroit pour ces personnes. Le Café a été installé dans un site qui avait été suggéré par eux ; ils ont demandé que nos intervenants soient de garde afin d’intervenir en cas de nécessité.
Or, ce ne sont pas uniquement des personnes avec des problèmes de santé mentale qui sont venues au café mais toutes les personnes de la rue, dont des délinquants. J’ai dû expliquer que c’était une conséquence normale de l’ouverture sur la communauté ; la population n’est pas subdivisée en catégories pré définies comme c’est le cas pour nos services publics. La co - habitation entre les deux n’a pas si mal fonctionné, les délinquants appelaient nos clients les « soucoupes » ; leur pragmatisme complémentait bien la sensibilité des autres.
Quelques - uns d’entre eux m’ont pris en otage dans les locaux du CLSC, pour obtenir une somme d’argent. Mais en fait c’était « pour faire un show », comme m’a expliqué l’instigateur plus tard. Même si l’un d’entre eux avait pointé une arme à feu sur moi, je ne me sentais pas vraiment en danger, j’avais seulement hâte que ça finisse. Lorsque j’ai protesté disant que c’était l’anniversaire de ma fille, je me suis fait répondre « On s’en crisse ! ». C’est dans des moments comme ceux là que l’on reconnaît le vrai caractère des personnes, comme celui qui s’est sauvé content de me laisser seul dans le trouble et cet autre qui n’a pas hésité à se mettre en danger pour me rescaper et qui a réussi à désamorcer la situation.
La prise d’otages était une expression du choc de cultures entre mon monde et le monde de la rue. La première fois que j’avais mis les pieds dans notre nouveau local, j’avoue avoir vécu un certain malaise en la présence de ces personnes, dont la plupart étaient itinérantes. J’ai partagé mon malaise le lendemain avec l‘un d’entre eux. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit une phrase qui m’a beaucoup fait réfléchir "Tu es pareil comme nous autres, c’est seulement la luck qui fait que tu es de l’autre coté de la clôture.»
D‘ailleurs je dois dire que nous avions fait un douloureux constat après quelques semaines, en ce qui concerne le bureau ; nous nous sommes rendus compte que nous avions recréé l’asile. En effet, les intervenants avaient leur local à l’arrière, séparés de la clientèle qui se tenait à l'avant, de la même manière que la cage où se retire le personnel qui n’en peut plus de subir les co habitation avec les malades mentaux en asile. Pourtant mon projet, qui avait une certaine notoriété, était décrit comme révolutionnaire et très communautaire ; ça été un leçon d’humilité. Nous avions vécu sur l’illusion que nous pouvions combler le fossé, mais sans doute avions nous un peu besoin de ce rêve. Quoiqu’il en soit, nous avons décidé qu’il y aurait libre circulation entre l’avant et l’arrière. Mais peut être que la frontière est devenue psychologique, l’habituation recréant une sorte de distance psychologique.
Les usagers ont choisi un nom que j’ai toujours trouvé très laid Le Café l'Archipel d'Entraide mais c’est un petit prix à payer pour le principe d’appropriation du pouvoir ( empowerment) dans lequel nous croyions tous. Parmi le autres prix à payer il y a eu les vols réguliers de la petite caisse, les prises de pouvoir brutales et autocratiques et de la part de certains, le chaos généralisé etc …Les intervenants de quartier ont gardé un contact constant avec les voisins afin de les supporter lorsqu'ils ont eu à souffrir des comportements des usagers.
Un programme de développement d'emploi a été mis sur pied en s'appuyant sur les activités du Café et les interventions effectuées dans le quartier. Grâce à ce programme des clients du café ont été rémunérés en tant qu’accompagnateurs de personnes avec des comportements très problématiques qui refusaient toute forme de service. Ces personnes étaient toxicomanes, itinérantes, avec des comportements violents et se mettaient en danger. Les accompagnateurs se tenaient au courant de leurs allées et venues, soutenaient leurs proches et les protégeaient de loin. Le café est devenu le point d'ancrage de notre projet - démonstration qui avait dû rompre ses liens avec le CLSC la collaboration avec le CLSC Haute - Ville s'est poursuivie sous forme d'un prêt de service, et d'aide pour trouver le financement nécessaire à la survie du Café l'Archipel d'Entraide.
L'évaluation d'un projet de ce genre posait des défis particuliers, nous avons effectué ce que nous appelons une analyse de processus c'est - à - dire un journal qui rendait compte du déroulement des événements. C'était tout un défi que de saisir, pour pouvoir le mesurer, ce flux constant d'évènements avec des rebondissements, ponctués de nombreuses crises. À la suggestion de notre conseillère en recherche, membre du comité scientifique, nous avons identifié des épisodes avec un début, un milieu et une fin, des personnages, un lieu et des interventions.
Nos résultats démontrent que les tournées auprès des personnes pivot du quartier, qui représentaient 40% des interventions au début du projet ( 30% dans des commerces) , n’en représentaient plus que 3% à la fin car elles n’étaient plus nécessaires. Le soutien aux personnes faisant partie de l’entourage social des personnes atteintes de troubles sévères en santé mentale, ont représenté une part importante des interventions, tout au long du projet (30 %).
La contribution des aidants naturels est passée de 2% à 30%. En somme nos interventions se sont faites conjointement avec des membres de l'entourage social ou des résidents du quartier, atteignant ainsi notre objectif de collaboration avec les systèmes informels d'aide.
Une recherche sur internet m'a confirmé que l'Archipel d'entraide existe toujours, ce qui m'a fait chaud au coeur car il a conservé la même philosophie. Les services offerts consistent en un lieu de rencontre, du suivi communautaire et un service d'hébergement. Mais, en plus de cette retombée concrète, un autre produit du Projet a été la création d’un modèle d’intervention, lequel s’est amélioré constamment à mesure qu’il se diffusait. Ce modèle a tout de suite été expérimenté dans un CLSC rural avant même que le projet soit terminé, puis s’est répandu dans d’autres CLSC et organismes communautaires. ( cf chronique « Approche milieu »). Étant donné que mes interlocuteurs privilégiés étaient les intervenants et non pas les académiciens, la diffusion s’est faite dans des livres et des sessions de formation plutôt que dans des articles scientifiques.
Guay, J. (1991) L'approche proactive et l'intervention de crise. Santé Mentale au Québec, , XVI, 2, 139-154
Chabot, D. Mercier, C. et Guay, J. (1993) "L'approche milieu : une approche pro-active d'intervention communautaire en mileu rural" Revue Canadienne de Santé Mentale Communautaire, Vol 12, no 1, 177-198
Guay, J. (1993) Bridging the gap between professionals and the community in mental health services. Health and Social Services in the Community 2 : 95-103
Guay, J. (1994) Involving citizens in the rehabilitation process, Psychosocial Rehabilitation Journal. Vol. 18, no 1 145-150.
Guay, J. (1996) "L'approche proactive: rapprocher nos services des communautés" Nouvelles Pratiques Sociales;Vol 9, no 2, p. 33-48.
Guay, J. (1996) "Dal lavoro sul caso al lavoro sull'ambiente di vita" Animazione Sociale, aprile, Vol. no 26, 73-86