Le fou de la reine

 

J’ai été approché par la directrice adjointe (qui allait devenir la directrice générale) du Centre Jeunesse Laval. Le CJ Laval étant jumelé au CRDI Normand Laramée, elle m’a invité à devenir consultant et formateur en approche milieu ; son objectif était d’humaniser la pratique sociale. Elle m’a demandé de critiquer l’organisation des services et la façon dont ils étaient procurés ; je me devais accomplir mon rôle avec assiduité car, lorsqu’il m’arrivait de négliger ma tâche de critique elle me demandait si tout allait bien. Être payé pour critiquer me convenait très bien comme travail et je dois admettre que je l’ai fait avec un certain plaisir. Je m’étais donné l’étiquette de « fou de la reine » car, même si mes remarques critiques pouvaient parfois faire sursauter, le personnel savait que j’avais l’appui entier de la directrice adjointe.

Voici un échantillon de quelques remarques critiques que je me suis permises :

« Votre travail en silos vous mettrait en faillite si vous étiez une PME»

Je réagissais au manque d’efficacité des interventions effectuées en silos; il y a d’abord l’étape de rétention ou non - rétention du signalement ; si le signalement est retenu, la situation est évaluée en profondeur c’est l’étape d’Éval – Orientation. Le processus d’Évaluation se conclut par des propositions de mesures à appliquer. Suit ensuite l’étape dite d’Application des mesures, effectuée par un autre travailleur social qui assure le suivi. Enfin, le cas échéant il peut arriver que l’enfant soit hébergé c’est l’étape appelée la Réadap (Réadaptation, c’est – à – dire hébergement), assumée par des éducateurs. Toutes ces étapes sont effectuées en parallèle, par des intervenants différents. Ce processus a comme conséquence que les activités qui relèvent du mandat de chaque service (silo) se déroulent de façon complètement autonome et indépendante des activités relevant du service suivant. L'intervenant a donc tendance à recommencer le travail de l'intervenant précédent, car il est naturel que l'on fasse sa propre évaluation avant de commencer à intervenir. La duplication et le travail en parallèle sont les conséquences de ce processus, non sans compter la discontinuité dans les services et les changements d'intervenants. Chaque silo constituant un système fermé sur lui - même, il y a une tendance à blâmer ce qui se situe à l'extérieur du système, donc à évaluer négativement le travail du collègue précédent et donc à le recommencer. 

Le « travail en silos » est d’ailleurs la première chose qui avait été dénoncée par les intervenants eux-mêmes au tout début de mon implication comme consultant. J’avais été très surpris que les intervenants critiquent leur propre « travail en silos » lors d’un exercice qui avait un tout autre objectif, soit la cartographie. (mapping).  

J’avais organisé une opération de cartographie (mapping) au cours de laquelle, en utilisant une carte du territoire (où il est possible de repérer les adresses) comme support visuel. Ce sont les intervenants de l’équipe SIM (Service d’Intervention Milieu) qui avaient présenté, à leurs collègues de tous les services du Centre Jeunesse Laval,  les résultats de leur analyse milieu ( CF le texte « L’équipe SIM » )

L’équipe SIM comportait quatre équipes- milieu, déployées dans les quatre territoires CLSC de l’Ile de Laval. L’objectif visé par la création de cette équipe était de faire la réadaptation dans le milieu de vie des jeunes.

La cartographie permettait de visualiser les lieux de résidence des clients du Centre Jeunesse, par exemple dans un HLM, sorte de ghetto entouré de maisons unifamiliales, il y avaient plusieurs travailleurs sociaux qui suivaient plusieurs familles ; il sautait aux yeux qu’il aurait été plus pratique de placer un seul travailleur social dans cet édifice à appartements pour y suivre toutes les familles qui y résidaient. Les intervenants de SIM avaient aussi présenté des informations cartographiées sur les caractéristiques socio – démographiques des milieux de même que les organismes (ressources) de la communauté. Ils avaient également décrit les collaborations avec les partenaires du communautaire et des services publics. Mon objectif était de changer la perspective des intervenants, afin qu’ils passent d’une vision centrée sur le « cas par cas » à une vision communautaire ; afin qu’ils en viennent à « penser communauté » avec chacun de leurs clients. 

Or, lors des ateliers de discussion tenus, à la suite des présentations, c’est le thème de la concertation à l’interne et du travail d’équipe qui a été discuté le plus souvent. On peut dire, avec le recul, que la conscientisation quant à la nécessité de défaire le travail en silos a été le résultat principal de l’opération mapping. On donnait l’exemple des organismes communautaires qui se faisaient contacter à plusieurs reprises par différentes personnes appartenant à divers programmes du Centre jeunesse «  Vous ne vous parlez pas entre vous ? » disaient – ils.

La première retombée concrète de l’opération mapping a été l’actualisation d’un des projets suggérés dans un des ateliers, soit le projet SIMEO qui avait comme objectif de défaire un silo en regroupant des intervenants du service Service d’Evaluation et d’Orientation et du service SIM Afin de faire des évaluations conjointes de situations, retranchées de la liste d’attente.

 « Pourquoi ce n’est pas toujours la même personne qui suit la même famille du début à la fin ? « 

Une des conséquences du fonctionnement en silos fait en sorte que les familles rencontrent une série d’intervenants les uns à la suite des autres. Même lorsque le jeune parvient à s’attacher à un éducateur, il doit s’en détacher car il change de programme. Lorsque j’ai fait valoir à la directrice adjointe qu’un système, qui amenait les parents et les jeunes à changer constamment d’intervenants, était contraire au gros bon sens clinique, elle avait eu une réaction d’impuissance. Les interventions étaient au service du système plutôt que des besoins du client, « Tu vois bien comme votre système est fou ! » lui avais je dit. C’était d’autant plus ironique le Centre jeunesse Laval accordait beaucoup d’importance à la question de l’attachement, organisant même des formations pour le personnel sur ce thème. C’est comme si la force aveugle du système était plus forte que les valeurs, comme j’en discute plus bas.

Cette rupture de liens, inscrite dans le système, a été bien illustrée par un collègue que j’avais invité à venir travailler avec nous, car je ne faisais pas que critiquer je proposais également de nouvelles façons de travailler. Ce collègue m’avait dit une phrase qui m’avait beaucoup marqué :

« Vous leur apprenez à rompre ». 

Cette phrase a été dite par un collègue qui oeuvrait auprès des jeunes de la rue. Il m’avait dit :  « Vous, les centres jeunesse fabriquez des jeunes de la rue ».  Je lui avais répondu « Viens nous le dire à l’intérieur du Centre jeunesse ». Il m’avait expliqué que la vie de ces jeunes était une série de ruptures ; ils sont d’abord retirés de leur famille, puis vivent une séquence de liens rompus au Centre jeunesse, retournent dans leur famille qui les chassent, pour aboutir dans un projet pour jeunes de la rue. « Lorsqu’on réussit à leur trouver un logement et une stabilité de milieu de vie, ils s’en vont «  Comme s’ils avaient développé un réflexede mettre fin à des rapports humains stables.

Nous avons mis sur pied un projet qui visait à donner un espace de parole aux jeunes en hébergement au Centre jeunesse (CF voir la bibliographie). Les jeunes ont pu exprimer leur opinion devant les éducateurs et les cadres. I

À la fin de la recherche, s’est tenu une discussion de groupe ; voici les propos qu’ont tenus les jeunes lors de la rencontre.

 « On nous a trop protégés »

Les jeunes sont unanimes à exprimer à quel point ils sont peu préparés à fonctionner en société à leur sortie de centre d'accueil. Ils quittent un monde où on les a protégés, sans leur apprendre les aptitudes d'initiative et de d'autonomie pourtant nécessaires à leur survie en société. Remettant en question la pertinence du besoin d'être protégés, certains font preuve d'un niveau élevé  d'autonomie alors que d'autres se construisent des fantaisies irréalistes. Certains se plaignent que l'étiquette d'enfant en besoin de protection devient un stigmate dont il devient d'autant plus difficile de s'échapper, qu'il a été appliqué tôt dans la vie de l'enfant. L'image de sangsue a été utilisée pour décrire les travailleurs sociaux qui prennent prétexte de tout comportement pour les remettre sous la loi de la protection de la jeunesse.

« On nous a trop encadrés »

Les jeunes sortent d'un environnement très encadré ou toutes leurs activités sont réglementées et inscrites dans un horaire, pour se retrouver soudainementseuls sans aucune règle ou norme sur la façon de se conduire. « On n’est pas libres de décider ce qu’on fait » « Les sorties sont rares et ne dépendant pas de nous » « Les appels téléphoniques sont filtrés et limités » « Les visites sont restreintes et contrôlées » « Il faut suivre l’horaire » «  On ne peut pas se promener seuls dans le centre » « Des comportements sanctionnés, parfois exagérément »

« Laissez – nous se casser la gueule »

Ils souhaiteraient qu'au cours de la dernière année de leur séjour en hébergement, on les laisse beaucoup plus libres et qu'on les laisse faire des erreurs, peut être même se casser la gueule. Ils aimeraient pouvoir venir en reparler avec leur éducateur et apprendre ainsi à partir de leurs essais et erreurs.

« Arrêter de nous enfermer dans nos chambres et donnez – nous des outils pour apprendre à gérer nos émotions »

Les jeunes se plaignent des méthodes utilisées par les éducateurs qui ont souvent pour effet d'empirer leur colère, sans leur laisser d'outils pour apprendre à apprivoiser leurs émotions. Les réactions des éducateurs vont parfois être de nature provocante ou vont viser à réaffirmer leur position de pouvoir. En d'autres occasions, les méthodes sont infantilisantes, comme par exemple, les renvoyer dans leur chambre. Au lieu de ces méthodes, ils souhaiteraient pouvoir sortir de la situation et avoir un lieu et un espace pour en reparler avec l'éducateur. Les jeunes identifient une méthode, appelée time out, qui est utilisée avec succès avec les hommes violents et les états limite. Mais même si les éducateurs avaient recours à cette méthode, elle ne constituerait qu'une première étape d'un processus d'apprentissage de tolérance au malaise et d'apprivoisementdes émotions qui devrait conduire à la capacité de nommer et exprimer les émotions de façon appropriée sans passer à l'acte.

« T’as toujours l’impression de te faire taper sur la tête. On fait juste dire nos défauts »

« On dirait qu’ils t’enfoncent toujours plus creux »

« Tu n’a pas l’impression qui sont ‘ben la ça va pas, ça te tenterait tu de parler’ pis tout au lieu de ça ben y vont te bitcher en masse Y vont juste essayer de te faire exploser la pius un coup que tu vas exploser ben te retirer en chambre »

Privés d'un environnement familial positif et constructif, plusieurs d'entre eux n'ont pas appris à gérer leurs émotions, lesquelles s'expriment par des comportements qui provoquent leur exclusion du monde occupationnel. Chaque échec successif constitue une attaque de plus à une estime de soi déjà fragile, contribuant à aggraver une attitude de désespoir face à un monde perçu comme noir et sans issue.

Transferts fréquents, lieux d’hébergement variés. Les jeunes ne reçoivent pasde soutien pour les aider à faire le deuil des relations avec les éducateurs  

L'arrivée des dix huit ans coïncide avec une rupture soudaine de liens positifs avec les éducateurs, qui ont souvent compensé pour l'absence de liens avec leurs parents; cette rupture est vécue difficilement par plusieurs des jeunes. Cette rupture s'ajoute aux ruptures antérieures et confirme les jeunes dans le fait que la rupture des liens, et la fuite des situations stables, constitue une stratégie d'adaptation appropriée à la vie.

Lorsqu'un lien d'attachement réussit à s'établir avec un(e) intervenant(e), cela a comme effet d'atténuer les conséquences négatives de cette trajectoire relationnelle fragmentée, surtout lorsque les liens ont été de longue durée. Cependant, ces rapports professionnels, même bénéfiques, ne constituent que des relations de remplacement partielles et incomplètes. L'interruption de la relation, imposée par les limites du mandat, est très pénible à vivre ; cette coupure peut être potentiellement nocive pour les jeunes car elle ne fait que renforcir la dynamique de rupture qui avait été arrêtée par la relation réparatrice avec l'intervenant.

Les jeunes manquent d’informations sur l’emploi et sur comment gérer un budget, leur un appartement etc..

Les jeunes connaissent peu les ressources qui existent dans la communauté à cause de la frontière qui s'est créée entre l'univers institutionnel et la communauté. Les jeunes parlent beaucoup d'argent d'emploi et de conditions matérielles d'une façon qui met en évidence le manque d'informations concrètes et utiles à ce sujet.

     Je me souviendrai toujours d’une rencontre regroupant une quarantaine d’éducatrices (eurs) et de gestionnaires qui ont écouté deux jeunes donner leur témoignage ; le rapport de pouvoir était complètement renversé. Je me souviendraitoujours d’un moment où une éducatrice aux cheveux gris a demandé conseil à un des deux jeunes.  « Comme tu as dit tantôt ; il n’y avait rien à faire quand tu ne voulais pas, lorsque tu boquais. C’est un problème qu’on rencontresouvent ici ; je pense aussi que nos interventions sont inutiles tant que le jeune refuse. Dans ton cas, qu’est qui a fait le déclic pour toi ? Qu’est ce qui s’est passé pour que tu te mobilises ? « 

Sa réponse :

«  C’est d’avoir eu le pouvoir de décision. G. m’a demandé ‘Veux – tu que je t’aide ? Tu es sûr ? Ne change pas d’idée dans un mois.’ J’avais donné ma parole. Je me suis senti respecté,

 « Pourquoi vous punissez les victimes ? »

Par la suite, pour poursuivre la sensibilisation du personnel, des activités de Formation se sont déroulées auprès des éducateurs et éducatrices dans le Service de Réadaptation (en hébergement), C’est une phrase que j’ai dite aux éducateurs (ices) du service de Réadaptation (hébergement) car, en tantque consultant et formateur j’ai fait le tour de tous les services du Centre jeunesse Laval. Je leur disais que les jeunes, « sont condamnés » à l’hébergement car pour eux c’est une punition, certains y réagissent très mal ; les idéations suicidaires sont fréquentes en début d’hébergement. Hors, la majorité d’entre euxont été victimes de maltraitance d’abus ou de négligence.  « Pourquoi vous ne placez pas toute la famille ? » avais - je demandé à une gestionnaire qui, même si elle trouvait la suggestion logique et pertinente, disait qu’elle était impossible à appliquer, encore la force du système !

J’ai voulu connaître de l’intérieur le service de Réadaptation, en faisant l’expériencede comment vivaient les « victimes » et les éducateurs qui s’en occupaient. J’ai fait deux mini stages de fin de semaine au service de Permanence qui est un service de garde et d’intervention d’urgence, où les personnes sont à la fois des superviseurs, qui apportent du soutien et des cadres qui ontautorité et peuvent prendre des décisions.

Il s’agit d’un univers oppressant, sans voie de sortie possible ; il y a une cage de vitre, comme dans les hôpitaux psychiatriques, pour permettre aux intervenants de se distancer. Cette cage avait été bien décrite par Goffman (Asylums) et j’avais bien connu la cage lorsque j’ai fait des stages comme préposé aux malades, dans un hôpital psychiatrique..

Ce sont les éducatrices (eurs) qui sont prisonnières, beaucoup plus que les jeunes, elles sont otages de l’horaire, des sautes de caractère des jeunes ( en partie provoquées par la structure), des règles de vie de groupe ( ne pas donner de privilèges à certains individus), de la disponibilité des collègues ( qui doivent les remplacer si elles prennent des initiatives). En fait, il y a beaucoup de ressemblance avec l’asile psychiatrique, dans le sens que lors d’initiatives de désinstitutionnalisation, c’est le personnel, plutôt que les clients qui doit être désinstitutionnalisé. Le contexte impose une seule intervention standardisée, applicable pour tous les jeunes et dans toutes les circonstances soit : aller dans sa chambre. Même si cette interventionest universelle et s’applique en toutes circonstances, elle porte divers noms : être en pause, en réflexion, en conséquence, en sanction etc..

Par ailleurs j’ai été frappé par le grand professionnalisme de la plupart d’entre elles (eux) ; elles (ils) prennent leur métier très à cœur et aiment beaucoup les jeunes. La plupart du temps quand les éducatrices (eurs) font appel aux personnes de garde c’est pour se défouler et partager leurs réactions émotives provoquées par les comportements des jeunes. Comme psychologues, nous sommes habitués à partager nos réactions émotives que nous appelons « contre transfert », il y a même des petits groupes prévus à cet effet. J’ai été très surpris de constater que les éducatrices n’ont pas cet espace de parole. En réponse à mes questions elles m’ont même dit que c’était perçu comme un signe de faiblesse que de partagerces émotions ; la culture c’est de s’arranger tout seuls avec ses problèmes.

Partie de ballon panier

Lors de mon séjour d’observation – participante, j’ai assisté à un match de ballon panier qui m’a fait penser à une thérapie par le sport, c’est – à – dire centrée sur l’action plutôt que sur la conversation. Lorsque le jeune obèse, balourd et malhabile se présente devant le filet, l’éducateur est moins actif dans sa défense afin de lui permettre de scorer afin de la valoriser. Par contre, lorsqu’il s’agit d’un jeune colérique qui a de la difficulté à gérer ses émotions, l’éducateur est actif et le pousse afin de lui faire perdre le ballon, dans le but qu’il apprenne à contrôler ses accès de colère.  J’ai été très impressionné et j’ai partagé mes impressions positives dans un article publié dans le journal interne du Centre jeunesse, je trouvais ce modèle d’intervention très pertinent pour des jeunes hommes car il s’appuyait sur des activités physiques plutôt que sur le partage des émotions, avec lequel les adolescents se sentent mal à l’aise. Les éducateurs ont été très touchés par le fait que je le mette ainsi en valeur car ils sont souvent mal considérés dans la hiérarchie des professionnels du Centre jeunesse.

« Elle pactise avec l’ennemi »

Au cours de mes conversations avec eux (elles) quelques éducateurs (éducatrices) ont partagé leur désarroi lorsque les jeunes les quittent lorsqu’ils ont atteint l’âge de dix huit ans. Une éducatrice m’a dit « Je sais qu’elle va au centre ville pour se prostituer, mais je ne peux rien faire, car les services doivent cesser pour elle». Un éducateur m’a exprimé à quel point il était désespéré de voir partir un jeune « Avec un sac vert , rempli de ses effets personnels ». Il m’a raconté que, quelques jours plus tard,  le jeune « Est venu faire son overdose sur les marches de l’unité ». Les deux n’avaient pas bien appris à rompre ! (CF Bibliographie)

Ça m’a donné l’idée de démarrer un projet afin d’aménager une phase de transition avant la fin brutale de services. Pour ce faire j’ai contacté la directrice d’un organisme de travailleurs de rue de la ville de Laval TRIL qui a accepté sans hésitation de développer un projet avec moi. Elle s’est impliquée malgré les réactions hostiles de ses partenaires du communautaire qui l’ont accusée de « Pactiser avec l’ennemi ». Au début les éducateurs et les travailleurs de rue se sont rencontrés afin d’échanger sur leurs préjugés respectifs les uns face aux autres et plus tard, les travailleurs de rue ont fait des visites auprès des jeunes hébergés en Réadaptation puis enfin des jeunes ont été impliquésdans des activités communautaires, un an avant leur sortie du Centre jeunesse.

J’étais présent lors d’une de ces visites où les jeunes filles s’étaient montrées à la fois étonnées et curieuses de ce nouveau type d’intervenants : « Comme ça, dans votre travail, vous marchez dans la rue ? » C’est quoi votre horaire ? »

La rencontre entre ces deux sous cultures n’a pas toujours été facile, surtout lorsqu’ils ont partagé leur préjugés réciproques. Mais encore plus quand il aurait fallu partager la prise en charge des cas, car c’était l’exclusivité de la responsabilité professionnelle qui était remise en question. Il y a eu des réticences à laisser les travailleurs de rue assister aux discussions de cas et les inclure dans la zone de confidenbtialité.

 

« La majorité des parents ont les compétences nécessaires pour assumer la protection de leurs enfants et en favoriser le développement, mais des contraintes et obstacles les empêchent d’actualiser ces compétences »

Cette phrase vient d’un autre collègue que j’avais invité à développer un processus analogue de prise de parole mais avec les parents. Je me suis répété  cette phrase, comme une espèce de mantra, car elle remettait en questionla prémisse de base de la Protection de la jeunesse qui est de sauver les enfants victimes de parents inadéquats ou incompétents. Selon lui, presque tous les parents pris en charge par les Centres jeunesse ont les compétences nécessaires pour être de bons parents ; ce sont les contraintes (pauvreté, monoparentalité, violence domestique)  qui empêchent ces parents d’exprimer leurs compétences. Plutôt que de mettre l’accent sur les incompétences individuelles des parents il fallait tenter d’améliorer leurs conditions de vie. Il s’agissait d’un renversement total de perspective à une époque il y avaient beaucoup de dénonciations dans les medias contre les Centres jeunesse : les parents se plaignaient des services à la TV et dans des documentaires ; ce qui avait comme impact de démoraliser les intervenants. Nous avons pensé déplacer le débat à l’interne, de telle sorte à établir un dialogue entre les parents et les intervenants.

Nous avons fait des rencontres au cours desquelles les parents ont pu s’exprimer et les travailleuses sociales ; en somme engager un dialogue réagir. Les gestionnaires ont également assisté à quelques – unes de ces rencontres à la grande satisfaction des parents qui l’avaient demandé.

Voici les phrases les plus mémorables que j’ai entendues de la bouche de parents, et qui résument l’essentiel de ce qu’ils ont voulu nous transmettre

«  C’est pas des intervenants qu’on veut c’est des aidants ».

Les parents arrivent souvent en crise et,

« Au lieu de l’aide dont on a besoin, on reçoit du contrôle »

Ils parlent d’une expérience ou ils se sentent dépossédés de leur droits et responsabilités, la conséquence de la perte de pouvoir c’est la disparition du lien de confiance. Ils disent aussi avoir l’impression d’entrer dans un systèmeoù les services sont standardisés

« C’est pas assez du cas par cas, on est tous traités sur le même pied ».

À la fin du projet, ce collègue avait effectué une entrevue familiale, devant les intervenants et des gestionnaires,  où les parents avaient tellement frappé les enfants qu’on avait dû les leur retirer, le thérapeute a demandé « Qu’est - ce qui fait que c’est agréable dans votre famille ? ». Tous, enfants et parents, se sont animés et ont parlé d’abondance du plaisir qu’avaient leurs amis à venir jouer avec eux ; ils étaient renommés dans tout le voisinage pour être une famille très accueillante. Par la suite, la mère a abordé d’elle-même la question des abus physiques, donnant raison aux travailleurs sociaux qui lui avaient retiré ses enfants. Elle a aussi pu exprimer l’intention positive derrière ses comportements, c’est-à-dire la nécessité d’endurcir ses enfants pour les préparer à survivre dans cette vie difficile.

Les travailleuses sociales ne sont ni froides ni insensibles

Dans ces reportages et documentaires, qui donnaient une image très négative des Centres Jeunesse, plusieurs usagers se plaignaient du trop grand pouvoir des TS et de leur froideur. Mon constat a été tout autre ; ce ne sont pas les attitudes ou comportements des travailleuses sociales qui sont le problème, mais le système et le rôle qu’on leur demande de jouer. Le pouvoir qu’elles ont, c’est la société qui leur a confié, leurs interventions sont régies par une loi et ils ont l’obligation de contrôler les comportements nocifs pour les enfants. Je considère qu’il est injuste que la société, qui leur a confié le mandat de faire « la job de bras »,  vienne ensuite leur reprocher la façon dont elles la font. La froideur qu’on leur reproche ne reflète pas leur manque de sensibilité, mais plutôt la distance affective nécessaire pour accomplir le mandat que la société leur a confié.

Lors d’une entrevue familiale, observée au miroir sans tain, nous avions tous été bouleversés jusqu’aux larmes par le drame qui se déroulait sous nos yeux, sauf la travailleuse sociale qui était demeurée de marbre. J’étais scandalisé par son manque de sensibilité et m’étais plaint auprès de sa chef de service qui m’avait répondu « Tu te trompes sur son compte, c’est une intervenante qui est d’une très grande sensibilité; si elle a eu cette attitude c’est pour pouvoir garder la distanciation affective nécessaire pour accomplir sa tâche de contrôle ».

À l’occasion des rencontres parents - travailleuses sociales que nous avions organisées, une travailleuse sociale a dit à une mère « La dernière fois que j’ai du enlever un enfant à sa mère je n’en n’ai pas dormi de la nuit« . J’ai aussi été frappé par les profondes valeurs humanistes de certaines gestionnaires que j’ai vuestraiter les parents avec une attitude de grand respect malgré leurs comportements parfois agressifs.

« On se fait dire ‘C’est le système madame’ « .

Une mère qui se plaignait d’avoir été traitée de façon standardisée et non personnalisée, nous a dit « On se fait dire ‘C’est le système madame’ « . Comme psychologue j’étais habitué à chercher la source des comportements et attitudes des personnes dans les facteurs intra psychiques. Mon séjour en Centre jeunesse m’a placé devant le constat que l’influence du système, dans lequel les intervenants travaillent, est beaucoup plus forte que leurs motivations ou leurs valeurs. Par système j’entends la formalisation des pratiques, les règles et procédures à suivre, les contraintes imposées au travail, le mandat légal etc …

Un jour que je me rendais en Réadap, j’ai remarqué que des adolescentes agitées criaient derrière le grillage d’un balcon. L’image qui m’est immédiatement venue en tête est celle de singes qui sautent et crient dans leur cage au zoo. J’ai voulu connaître le pourquoi de ce grillage, on m’a répondu que ce grillage avait été installé depuis qu’une jeune fille hébergée avait tenté de se jeter en bas du balcon.

Des éducateurs d’un foyer de groupe dans la communauté ont voulu combattre la marginalisation, des jeunes hébergés en centre jeunesse, en les inscrivant à une activité de roulis roulant (skate board) avec des jeunes du quartier. Mais ça n’a pas réussi parce que ces jeunes ont fait rire d’eux parce qu’ils portaient tous le casque, alors qu’aucun jeune du quartier n’en portait. Les éducateurs avaient du imposer le port du casque parce qu’une mère avait poursuivi le centre jeunesse suite à la blessure de son fils.

Comme m’a dit un jour une chef d’équipe : « Quand on met une bonne idée, ou des belles valeurs dans un système, les valeurs disparaissent, seul demeure le système »

 

 

Bibliographie

(1) Chanteau, O., Poirier, M., Marcil, F., Guay, J. (2007).  La transition à la vie adulte : un passage à risque.  In Shirley Roy (Ed) L’itinérance en questions, chapitre 11,  233-250.  Québec : Presses de l’Université du Québec (PUQ).  

(2) Poirier, M., Chanteau, O., Marcil, F., Guay, J.  (2007).  La prévention de l’itinérance et l’autonomisation des jeunes placés en Centre jeunesse.   In Shirley Roy (Ed) L’itinérance en questions, chapitre 14,  291-309. Québec : Presses de l’Université du Québec (PUQ).