Ti boss

 

J’ai eu une courte carrière comme ti - boss ; elle a été courte parce que je n’étais pas très doué pour la gestion. Étant donné que mon projet – démonstration (cf la chronique « Le Projet ») se déroulait dans le cadre du CLSC haute ville, le directeur du CLSC m’avait demandé d’assumer le rôle de coordonateur des équipes de santé mentale. Il était naturel que ce rôle me revienne puisqu’il était prévu qu’un arrimage se fasse entre ces équipes et l’équipe du projet. Je ne pouvais assumer ce rôle qu’à temps partiel car, même si un certain dégagement de tâches m’était  consenti par l’université à cause de l’ampleur du projet, je conservais quand même mes tâches d’enseignement. 

J’avais dit en blague à mes collègues académiciens que ce serait pour moi l’occasion de faire une nouvelle expérience psychologique, soit celle d’avoir un boss. Comme professeurs universitaires, nous n’avons pas de véritable boss, le patron c’est l’assemblée des professeurs ; c’est un système de co – gestion et ce sont les professeurs qui choisissent le directeur.

Être ti – boss c’est être un cadre intermédiaire, c’est la position la plus difficile et, après mon expérience, je préfèrerais être un simple intervenant ou grand boss. Le directeur nous délègue plusieurs tâches, dont celle de lire de nombreux documents officiels, ce qui se fait à la maison le soir après la journée de travail. D’ailleurs les journées de travail sont plus longues que celles des employés.

J’aimais taquiner les intervenantes en leur disant « À 16 :00 vous mettez vos bottes, à 16 :15 vous ne répondez plus à mes questions et à 16 :30 vous êtes parties et le CLSC se retrouve soudainement désert et silencieux. C’est moi qui dois donner les services aux clients qui viennent frapper à la porte, en dehors des heures d’ouverture, après leur journée de travail. « 

 

À l’époque les équipes de santé mentale commençaient à se constituer dans les CLSC. Au CLSC Haute – ville, le directeur avait créé trois équipes soient : l’équipe jeunesse – scolaire, l’équipe de première ligne pour les troubles transitoires, ces deux équipes avaient été composées des intervenants qui avaient montré un intérêt pour en faire partie. La troisième équipe, ciblant les troubles sévères et persistants, aussi nommée l’équipe de réintégration des psychiatrisés, était constituée de mon équipe du projet. L’objectif visé était que l’équipe de mon projet soit intégrée dans la structure de services du CLSC, mais cette intégration n’a pas fonctionné, comme je l’explique plus bas. J’avais demandé et obtenu que le directeur procède à l’engagement d’une praticienne expérimentée en maladie mentale, soit une infirmière psychiatrique avec beaucoup d’expérience ; elle était rattachée au CLSC et ne participait pas au projet.

À l’exception de cette infirmière psychiatrique et de la psychologue (qui était aussi infirmière psychiatrique) recrutée pour mon projet, aucun autre intervenant n’avait eu de formation en santé mentale. J’ai donc mis sur pied un programme intensif de formation, pour l’intervention de première ligne en santé mentale. J’ai assumé la formation de base et j’ai invité des formateurs pour des problématiques spécifiques, comme l’intervention de crise, le suicide, la violence conjugale etc … J’ai bâti un protocole d’évaluation et d’intervention, m’inspirant d’ateliers au congrès de l’APA à Atlanta en 1988 qui portait sur l’intervention brève polyvalente ; j’ai pu y discuter avec les éditeurs et auteurs de livres publiés sur le sujet. Ce protocole a été publié dans un livre (Guay, 1992) qui s’est très bien vendu et qui est encore photocopié. L’intervenant de première ligne en santé mentale doit pouvoir faire une évaluation sommaire de toutes les problématiques, soit pour référer aux services spécialisés de deuxième ligne, soit pour intervenir à court terme. Je ne définis pas la thérapie brève par un nombre limité d’entrevues, surtout pas fixé arbitrairement par un gestionnaire, mais par la parcimonie des énergies et du temps du thérapeute. Cette parcimonie s’obtient par une optimisation de l’efficacité du thérapeute et l’engagement actif du client dans sa thérapie.

Le protocole d’évaluation et d’intervention intègre également les dimensions communautaires sous forme de l’intervention de réseaux. D’ailleurs, dans la présentation de l’offre des services, publiée et diffusée en 1989, il était clairement défini que les services s’adressaient également aux personnes qui faisaient partie du réseau social, autant les proches que le voisins.

Nous avions reçu une demande de service de la part d’un co propriétaire de condo se plaignant du comportement d’une locataire qui les réveillait la nuit. Il s’agissait d’un petit immeuble avec quelques condos et les propriétaires louaient les deux appartements du sous – sol. J’avais organisé une rencontre réseau, réunissant les six co propriétaires au cours de la quelle nous avions offert d’intervenir sur place au prochain incident.

Une autre demande nous est parvenue de la part d’un homme inquiet des comportements de son frère qui demeurait dans l’appartement du dessus. L’infirmière psychiatrique et moi avions fait une entrevue à domicile au cours de laquelle l’homme nous avait précisé que son frère, qui avait déjà été traité en psychiatrie, avait cessé de prendre ses médicaments et semblait en proie à des délires. Après être allé chercher son frère et lui avoir demandé de s’asseoir avec nous il a, avec beaucoup de calme, enlevé un couteau à glace de sa poche arrière. Je me souviens encore de l’attitude sereine de cet homme qui désamorçait une situation qui aurait pu être dramatique, en nous protégeant d’une attaque qui nous aurait infligé des blessures sérieuses.

Ce type d’interventions, auprès d’ex patients de l’hôpital psychiatrique, était assez fréquent au CLSC ; c’est ce que nous avions constaté lors d’une rencontre de concertation avec une équipe de psychiatrie. Il s’agissait de leurs « dossiers fermés » c’est – à – dire les personnes qu’ils avaient déjà suivies et qui avaient cessé de prendre leurs médicaments. Quant à l’infirmière psychiatrique, qui a vécu d’autres situations dangereuses, je lui accordais toujours les congés qu’elle me demandait. Je la taquinais lui faisant remarquer que ses fortes migraines survenaient toujours les jeudis précédant un vendredi ensoleillé.

À cette époque, le Ministère de la santé et des services sociaux avait créé des CSSS, que nous nommions « C 3 S » dans le but de décentraliser le pouvoir décisionnel du ministère. Or, c’est exactement c’est exactement le contraire qui s’est produit, comme l’avait prévu le professeur Hadley, (cf la chronique « Angleterre), spécialiste de l’organisation des soins, que j’avais invité au Québec. En effet les C 3 S sont devenus comme les bras du ministère qui continuait d’exercer son rôle autoritaire. Voici une expérience personnelle :

Les coordonateurs des trois CLSC de la ville de Québec avions été convoqués pour une journée de travail organisées par le C 3 S. Les C 3 S sont dans la sous culture des réunions de discussion, j’étais très choqué de leur peu de considération pour notre travail. J’avais exprimé la frustration de mes collègues en disant en début de réunion : «  Savez – vous que nous sommes entrés au travail au CLSC à 7:00 ce matin et que nous allons y retourner jusqu’à neuf heures ce soir pour rattraper la journée de travail que vous nous enlevez ? «  La réunion avait comme but de nous expliquer une échelle d’évaluation à utiliser avec les clients de première ligne. L’échelle, qu’on nous imposait, me semblait utile pour recueillir des données épidémiologiques, et n’était pas du tout appropriée pour guider l’intervention, comme on le prétendait J’avais déjà construit ma propre échelle et j’étais disposé à la modifier et même à la changer, mais je répugnais à l’idée d’imposer aux intervenants une échelle non pertinente. Même s’il partageait mon opinion, le directeur m’a dit que nous n’avions pas d’autre choix que de nous conformer. C’était là le début de la fin de ma courte carrière de gestionnaire.

Le Projet éjecté du CLSC

Le directeur du CLSC et moi avions comme objectif que le Projet soit intégré aux services du CLSC, mais ça n’a pas fonctionné et j’ai dû sortir le projet du CLSC pour le sauver. La co – habitation entre la clientèle du projet et les clientèles du CLSC s’est avéré impossible ; elle n’était pas seulement composée de malades mentaux mais aussi d’itinérants, de jeunes de la rue, de délinquants. J’ai dû expliquer que, lorsqu’on s’ouvre à la communauté locale dans l’approche milieu on s’ouvre à toutes les clientèles problématiques car la communauté n’est pas compartimentée et subdivisée en types spécifiques de clientèles comme le sont nos services publics.

Voici plusieurs exemples ;

J’ai été pris en otage par des délinquants ( voir la chronique Le Projet)

Des jeunes de la rue, avec des rats sur leurs épaules faisaient peur aux mères de famille qui consultaient pour leur nourrisson

Des itinérants sont entrés dans le local des intervenants et sont ressortis avec les restes du party de la veille (chocolats, friandises)

Un itinérant m’a menacé en hurlant, terrorisant des intervenants qui se sont enfermés dans leur bureau. D’ailleurs lorsque je me suis assis sur ma chaise, après avoir réussi à le calmer et la faire sortir, j’ai mouillé mes pantalons car il avait uriné sur ma chaise.

Mais ce qui a mis le feu aux poudres c’est le comportement d’un des intervenants que j’avais recruté pour le projet ; il avait confronté la protection de la jeunesse concernant un jeune suivi dans le projet. Le directeur n’avait d’autre choix que le congédier, ce que je ne pouvais pas accepter car le projet était trop avancé et je n’aurais pas pu atteindre mes objectifs. Le directeur et moi avons résolu notre désaccord en sortant le projet du CLSC, de telle sorte qu’il soit encadré par un organisme communautaire : l’Archipel d’entraide, tout en continuant à être géré par le CLSC. C’est d’ailleurs grâce aux compétences du même intervenant qui avait provoqué le problème, que nous avons pu poursuivre.


Guay, J. (1992) « Thérapie brève et interventions de réseau; une approche intégrée ». Presses de l'Université de Montréal.